Rita Leistner est une photojournaliste d’origine canadienne. Ses travaux l’ont souvent amenée en zones de guerre, notamment au Cambodge, puis au Moyen-Orient. Rita est une artiste engagée qui se bat pour défendre entre autres certaines minorités et inégalités, ainsi que la condition de la femme. Elle est également documentariste, écrivaine et sémiologue*, compétences qu’elle associe dans chacun de ses travaux. Actuellement en résidence à La Rochelle, elle nous présente deux expositions : le Projet Edward Curtis, au Musée du Nouveau Monde et « A la recherche de Marshall McLuhan » au Carré Amelot. Aujourd’hui elle nous livre une interview exclusive pour Arttes magazine.
*La sémiologie est la science des signes.
1. Comment êtes-vous devenue photographe ?
Lorsque j’étais petite, mon père originaire d’Allemagne, évoquait souvent ma chance de ne pas avoir grandi sous le régime communiste, car il m’aurait alors été interdit de partir du pays. C’est ainsi que j’ai vite compris ma chance de pouvoir voyager librement dans le monde. J’ai découvert ensuite les reportages à travers Life Magazine et National Geographic. Certains articles m’ont beaucoup marquée, comme les atrocités commises sous le régime du dictateur Ougandais, Idi Amin Data ; je n’avais que 10 ans lorsque j’ai vu ces photos. Je me suis alors demandé si le témoignage par la photographie pouvait arrêter ce genre de choses. Plus tard, j’ai pris des cours de photographie au lycée mais ai finalement suivi des études en littérature comparée. J’ai ensuite longtemps travaillé comme éclairagiste dans l’industrie du film, mais avec le constant désir d’être photographe reporter. Un jour je suis donc partie au Cambodge sur les conseils du journaliste canadien Peter Bregg. À 30 ans je me suis alors retrouvée seule à couvrir les manifestations sans aucune expérience dans ce domaine.
2. Qu’est-ce qui vous a amené à photographier la guerre en Irak particulièrement ?
J’ai grandi en étant beaucoup influencée par la guerre au Vietnam, mais j’étais trop jeune pour couvrir cet événement à l’époque. Après l’événement du 11 Septembre 2011, il était évident que les Américains allaient envahir l’Irak. Cette guerre, c’était le moment que j’avais attendu toute ma vie, il était évident que je devais aller là-bas. C’était la guerre de ma génération.
3. Pouvez-vous nous présenter l’exposition « Projet Edward Curtis » ?
En 2007, Marie Clements qui travaillait sur la réalisation d’une pièce de théâtre sur le photographe Edward Curtis, m’a demandé de réaliser en parallèle un reportage photographique sur Curtis. Ce dernier a réalisé au début du XXe siècle un inventaire photographique des Amérindiens, en recréant leur mode de vie au XIXe siècle. Ses photos sont pour beaucoup falsifiées car elles ne témoignent pas des conditions réelles dans laquelle ils vivaient. Le but de son travail était de réaliser un inventaire des tribus restantes, pensant que leur communauté aller disparaître. Aujourd’hui les Amérindiens ont une place prédominante dans notre pays. Alors que Curtis allait récupérer les vêtements traditionnels dans les musées pour recréer des scènes, dans mes photos j’ai voulu montrer une culture qui n’est plus en voie de disparition mais qui, au contraire, est toujours présente et à même de se perpétuer.
Cela veut dire beaucoup pour moi d’apporter cette exposition en France, que je considère un peu comme mon deuxième pays, et surtout à La Rochelle avec le Musée du Nouveau Monde.
4. Et qu’en est-il de l’exposition « A la recherche de Marshall Mac Luhan » ?
Tout a commencé avec le projet Basetrack, en collaboration avec l’armée Américaine. L’idée était d’utiliser les réseaux sociaux pour rapprocher les Marines de leurs familles. Nous avions des iPhones pour prendre les photos et une page Facebook que nous documentions. Je suis partie ainsi plusieurs semaines en Afghanistan. Ce n’est qu’une fois rentrée au Canada en allant par hasard à une conférence sur Marshall Mac Luhan* que j’ai eu l’idée de créer ce livre.
*Marshall Mac Luhan est un philosophe, sociologue, et théoricien de la communication canadienne. Il est l’un des fondateurs des études contemporaines sur les médias.
5. Avez-vous trouvé Marshall Mac Luhan ? (rires)
L’expérience pour moi, à travers ce livre, était une exploration de ses idées. Je voulais en fait redécouvrir les grandes citations de cet intellectuel autour des médias dans le contexte d’une guerre contemporaine usant les réseaux sociaux d’alors. Pour vous donner quelques exemples de ses citations les plus connues je peux vous citer celles-ci : « Le message, c’est le medium », « Toutes les technologies sont des extensions du corps humain » ou encore qu’on doit toujours évaluer les effets secondaires de tout outil/objet de technologie. Ce livre pose donc des questions sur les objets et les technologies de l’Homme avec pour support les photos prises par iPhone. Par exemple, la technologie peut permettre à un soldat situé au Texas de diriger un drone en Afghanistan pour remplacer les reconnaissances de terrains et même de bombarder le sol ennemi. On augmente ainsi la sécurité du soldat, mais on déshumanise la situation en perdant le contact avec la population. Des études ont montré que ces soldats aux Texas pouvaient montrer les mêmes troubles psychologiques post-guerre que des troupes sur le terrain. On pense ainsi résoudre la guerre plus rapidement avec la technologie mais petit à petit on s’éloigne du premier enjeu qui est de faire la paix. Le but premier n’est plus alors de faire la paix, mais de plus en plus de faire la guerre.
Entre mes deux expositions, bien que très différentes en surface, persiste la problématique de la communication. Cela se reflète aussi dans tous mes projets en général.
6. Quelle est la place d’un photographe reporter avec la démocratisation actuelle des médias et la facilité de prendre une photo d’aujourd’hui avec les smartphones ?
Dans mon livre je décris les profonds changements qu’ont connus les médias. Tout d’abord l’invention de l’alphabet, qui existe depuis plusieurs millénaires avant JC, puis celle du papier, de la machine à écrire, la création de la presse etc. La photographie, elle, n’existe que depuis le XIXe siècle, nous sommes juste au début de son existence. Selon moi son avenir est très optimiste. À l’époque on avait peur que le peuple apprenne à écrire, aujourd’hui c’est une force. La démocratisation de la photographie est dans la même continuité.
7. Quels sont vos projets dans l’avenir ?
J’aimerai réaliser un documentaire sur le Liban, l’Israël et la Palestine, reliant certains de mes précédents travaux dans ces pays.
8. Quel conseil donneriez-vous à quelqu’un qui souhaite devenir photographe ?
N’ayez pas le désir d’être photographe professionnel, photographiez ce qui vous inspire. Soyez unique, combinez vos compétences pour faire un travail unique. Sans mes études en littérature comparée je n’aurai jamais pu écrire A la recherche de Marshall McLuhan.
Vous pouvez voir le « Projet Edward Curtis » au Musée du Nouveau Monde jusqu’au 19 Mai et « A la recherche de Marshall McLuhan » au Carré Amelot jusqu’au 19 Avril ainsi qu’en cliquant ici.