Les 3, 4 et 5 décembre 2014, La Coursive a fait plonger le spectateur dans l’histoire familiale de la banque la plus haïe de la planète. Un feuilleton théâtral en trois actes, trois heures vingt et six acteurs, magistralement mis en scène par Arnaud Meunier.
Le monde connaît le nom de cette banque qui a entraîné dans sa chute des millions de particuliers, d’entreprises et d’esprits candides face au monstre de la Finance. Un monstre qui, ironie du sort, prend les traits d’un gorille nommé King Kong, film à succès produit par le petit-fils Bobby dans les années 30. Or on sait comment le film se termine… La chute était déjà annoncée.
Mais revenons-en aux prémices. L’histoire fabuleuse de cette famille commence, comme souvent, par les déboires auxquelles est confronté un jeune et pauvre européen, juif allemand, venu chercher fortune en Amérique. Et, comme souvent, à force de travail et de perspicacité, il la trouvera. Ils la trouveront. Trois frères : l’aîné, Henry dit « la tête », le second, Emanuel dit « les bras », et le cadet Mayer dit « patate ». Nom de famille : Lehman bien sûr. A eux trois : Lehman Brothers.
Très vite, ils trouveront leur or, le coton. Le coton d’Alabama, dans le Sud. Le meilleur, le plus rentable, les mains d’esclaves noirs aidant… La petite boutique de tissus du début deviendra en quelques décennies le premier négoce des Etats-Unis. Non sans mal, la Guerre de sécession aurait pu mettre fin à ce conte.
Mais la fortune continue de leur sourire jusqu’à ce qu’Henry décède prématurément de maladie. Bien que mutilés de leur « tête », Emanuel et Mayer persévèrent et ne comptent pas s’arrêter au négoce de coton. Débarqués à New-York, ils découvrent la Bourse, Wall Street. C’est peut-être à ce moment-là que la fièvre des titres, actions et autres obligations, les prend et ne quittera plus la lignée des Lehman. Tels des aventuriers, du coton, ils s’attaquent avec virtuosité aux chemins de fer, au café, et deviennent, comme une fatalité, une banque. A chaque obstacle, et non des moindres (le krach de 29, la grande dépression, les deux guerres mondiales, etc), ils réussisent à passer outre et même à atteindre des sommets.
Les patriarches fondateurs vieillissent, fatiguent. La relève n’en est pas moins assurée avec Philip et Herbert. Le premier, financier clairvoyant aux dents acérées, le second, politicien démocrate au verbe facile. La saga des Lehman continue donc. La cupidité aussi, s’inscrivant dans les gènes. Robert « Bobby » Lehman, fils de Philip, est sans doute le plus rêveur. L’artiste de la famille, amoureux de chevaux et d’art, mais non moins assoifé de pouvoir. Lorsque Bobby s’éteint à la fin des années 60, le sang des Lehman ne coule plus dans les veines de cette puissante et gigantesque multinationale. L’esprit demeure encore plus avide à mesure que la finance déploie ses ailes.
En 2008, la fatalité rattrappe le nom de cette fratrie partie de rien. Ils ne verront pas leur empire s’écrouler mais le patronyme est sali. C’est ce qu’en gardera l’Histoire. Lehman rimera toujours avec subprimes.
La plume de Stefano Massini alliée à la superbe mise en scène d’Arnaud Meunier, entraîne le spectateur dans une épopée haletante, captivante. On est loin d’une fresque purement historique. La modernité des dialogues et l’orchestration des personnages permettent de glisser à travers les époques sans heurts. Et pourtant passer de 1844 à 2008 en trois heures vingt n’est pas chose aisée. Les vidéos d’archives, les films et le choix musical accompagnent avec intelligence cette épopée de décadence. Les comédiens ne sont pas en reste. Seulement six pour représenter toute une lignée et refléter l’esprit perfide de la finance. Un travail d’acteurs remarquable qui parfois jouent avec le public, s’amusent de leur personnage, incarnent à eux-seuls les carnassiers que sont les financiers.
CHAPITRES DE LA CHUTE est une de ces pièces dont on ne sort pas indemne. Son propos nous incite à réfléchir sur les fondements d’une société qui fait de la globalisation un modèle d’économie délirant. La banque Lehman Brothers a fini par expirer. Cette fois, elle ne se relèvera pas. Ses congénères devraient mieux considérer les causes de cette tragédie moderne. A vouloir à tout prix rejoindre les cimes, il est à parier que plus dure sera la chute.