Frédéric Lemaigre, commissaire d’ « Une mer sans escale »

 

© Annabel Miton

L’exposition « Une mer sans escale » a été à l’honneur tout au long du mois de février 2014 dans la salle de l’ancien arsenal du Carré Amelot. Elle a été entièrement composée et mise en scène par Frédéric Lemaigre qui a endossé tour à tour pour cet évènement le rôle de commissaire d’exposition, directeur artistique, maître conférencier, conteur. Frédéric Lemaigre est un intellectuel visionnaire, doté d’une forte sensibilité artistique. Il a créé sa propre société de production « Captures » en 2010 et une association « Ecranchure » pour la création et diffusion de l’art contemporain. Il a accepté de nous rencontrer afin de faire partager aux lecteurs d’Arttes Magazine, les dessous de ce projet extrêmement riche de sens et novateur.

1. Pouvez-vous nous parler de cette exposition « une mer sans escale », comment a-t-elle vu le jour ?

Christelle Beaujeon, directrice du Carré Amelot m’a contacté à la fin de l’été, dans le cadre du nouveau projet de développement d’un centre d’art au sein de cet établissement culturel de La Rochelle. Au départ l’idée était plutôt d’effectuer une relecture des œuvres de l’artothèque de la médiathèque Michel Crépeau. Puis, la demande a ensuite évolué autour de la thématique du « vivre en bord de mer » avec la participation des habitants. C’est finalement en décembre que j’ai commencé à travailler sur la proposition. Tout s’est donc fait très rapidement. Deux pistes de réflexion me sont apparues répondre à la demande : « l’imaginaire de la mer » généré par les grands récits du XIXème siècle. Et la notion de « marin à terre », c’est-à-dire de perte de repère, et du sentiment de ne pas être là où l’on devrait être. Proposer une approche engagée dans le questionnement social et politique. Une parabole en quelque sorte de ce que vivent beaucoup de nos concitoyens quotidiennement au sein de notre société et pas simplement les marins en attente d’une traversée ou d’un cargo. Je me suis intéressé naturellement aux « Seamen’s club », lieux dédiés à l’accueil des marins en escales.
Partir d’un titre m’aide à structurer un projet. Aussi j’imaginais 2 expositions reliées par une sorte de jeu de mot en anglais sur les homonymes « see » et « sea » : littéralement, « voir » et « mer ».
La première exposition s’intitula donc Then Silence you see (après tout ça, le silence voyez vous)
Et la deuxième préexistante: Seamen’s club (Le club des marins). Dont j’espère que nous pourrons monter une adaptation pour le public rochelais en 2014. Then Silence you see, francisé, est devenu Une mer sans escale. Plus qu’une exposition, j’ai souhaité proposer un projet culturel qui intégrerait un atelier-résidence de création ouvert au public, une exposition, une agora / lieu de débat, une formation et une médiation originale. Nous avons confié l’accueil des publics à trois personnes salariées actuellement en réinsertion. L’idée était d’offrir une médiation qui assimile le propos de l’exposition, et le restitue au public avec ses propres mots, son propre vécu, sa propre sensibilité, le faisant entrer en résonance avec des parcours de vie parfois cabossés.

2. Il y a plusieurs points d’appui dans cette exposition, pourquoi ces références ?

L’exposition, dans sa structure, prend pour colonne vertébrale le poème La Chasse au Snark de Lewis Carroll. Huit salles sont ainsi placées en correspondance avec les 8 chapitres du livre considérés comme des « Chants-crises ». Le sous titre du poème original parle d’une « agonie en huit crises » (an Agony in 8 fits). La scénographie est empreinte à différentes catégories esthétiques et formes d’art. Il m’importe de composer et d’agencer indifféremment des objets, des images, des œuvres plastiques, des extraits de films, ou tout élément dont le statut propre évolue au cours de la présentation, afin de proposer un voyage sensoriel qui s’affranchirait du désir totalitaire de « tout voir » ou de « tout comprendre ». S’abandonner dans une quête dont on ne sait pas où elle vous mène, mais qui assurément vous transformera, me semble être un bon point d’embarquement pour cette exposition. Il y a une interaction voulue entre la quête (Moby-Dick de Melville, Stalker de Tarkovski) et le nonsense de Lewis Carroll. L’univers également cité de David Lynch, très plastique, incite le visiteur à s’abandonner comme dans ses films, dans le rêve ou le demi-songe. Il faut avant tout accepter de se laisser aller et porter. « Prendre », plutôt que de vouloir absolument « comprendre ».

3. Plusieurs artistes sont présents dans cette exposition, comment votre rencontre s’est-elle faite ?

J’ai fait appel à plusieurs artistes mêlant des œuvres existantes et des créations originales pour l’exposition. Dans le peu de temps imparti pour la conception, il fallait relever le défi d’œuvres créées spécialement sur place. Sjazner, artiste protéiforme, qui s’établit progressivement sur La Rochelle sait travailler avec beaucoup d’envie et de réactivité. La collaboration avec un autre plasticien, David Marin, venu d’Annecy m’est apparue complémentaire et leur collaboration a pris la forme d’une résidence très dynamique et productive durant ces trois semaines. La scénographie et le parcours devaient générer du lien entre les œuvres, surprendre, déstabiliser parfois, dans le même temps qu’ils guidaient le visiteur dans ce voyage initiatique. Deux salles sont une association de plusieurs pièces issues de chacun des artistes, de la même façon que Lewis Carroll s’amuse à concevoir des mots valises (un nouveau mot avec 2 mots existants : exemple pour le SNARK, mot-valise entremêlant sous toute vraisemblance Shark et Snail ou Snake), celles-ci produisent de nouvelles œuvres autonomes, fruits de leur collaboration.

4. On va revenir sur votre conférence « artiste est un sot métier mais j’sais pas quoi faire d’autre », vous décrivez le milieu artistique et la difficulté d’être artiste actuellement, pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Être artiste dans notre société implique la compréhension de l’environnement social et des systèmes de légitimation institutionnelle. La précarité prolifère de plus en plus dans le milieu artistique et intellectuel qui fonctionne au « Projet », à la tâche, à la pièce et en concurrence alors que les crédits s’amenuisent. L’artiste, loin de l’image bohème qu’on s’amuse à lui faire porter, est devenu une figure du travailleur célébrée par le capitalisme financier et ultra libéral. Le processus de cotation d’une œuvre d’art en est un exemple. Être artiste plasticien signifie qu’on doit entretenir et développer son « capital humain », c’est-à-dire avoir une parfaite autonomie dans son travail, « s’auto-former » à ses frais durant son temps libre, être son propre chef d’entreprise, répondre à une commande en sous-traitance, à un appel d’offre, un marché public, être prestataire. Il n’y a pas de lien de subordination dans la création d’œuvres. Il n’existe pas non plus d’assurance chômage pour l’artiste plasticien…
Il faut beaucoup d’abnégation et de combat pour pouvoir exercer le métier d’artiste. J’emploie d’ailleurs plus volontier le terme de « métier » plutôt que de « profession » car le champ est « atomisé », et qu’il existe très peu d’organisations professionnelles à proprement parler. Les instances, les structures, comme la Maison des Artistes ou l’Agessa sont en charge du recouvrement des cotisations sociales et vont orienter uniquement l’artiste dans ses prérogatives administratives. Il me semble qu’il manque surtout actuellement d’une véritable parole artistique. Une aide structurante et coopérative. La dynamique conduit les artistes à produire de plus en plus des œuvres qui répondent aux normes du marché. Et ce, hélas, dès la sortie de l’école d’art.

5. Vous dîtes aussi que la démocratisation culturelle n’a pas fonctionné, quelles en sont les causes selon vous?

Il y a plusieurs décennies, seuls 1% des fils d’ouvriers accédaient aux études supérieures. Aujourd’hui ce chiffre n’a pas évolué fondamentalement. Or lorsque l’on demande au public quel est le pourcentage d’ouvriers dans notre pays, les réponses spontanément oscillent entre 6 et 15 % au lieu des 35% recensés par l’Insee. La société, et donc aussi l’action culturelle de notre pays, ont contribué conjointement à effacer l’image de près de 25% de notre population ! Qu’en est-il de la fonction émancipatrice du citoyen par la culture ? L’offre culturelle telle qu’elle est institutionnalisée aujourd’hui, accentue au contraire les différences. Comme le remarque Franck Lepage dans ses conférences gesticulées, elle a contribué à travers notamment les politiques successives menées depuis les années 80, à rapprocher les classes moyennes des classes bourgeoises et donc à creuser l’écart entre les riches et les pauvres. Le problème n’est donc pas l’offre culturelle ni de multiplier les lieux de diffusion de l’art et de la culture, de placer des œuvres partout dans les interstices, les couloirs, les salles d’attentes, les bus, comme je l’entends parfois, mais de relancer une nouvelle forme d’éducation populaire c’est-à-dire une éducation politique et émancipatrice du jeune adulte qui lui enseigne le fonctionnement des systèmes de domination au sein de nos sociétés.

6. Vous évoquez l’idée qu’il faut en finir avec le consumérisme culturel, qu’entendez-vous par là ?

Ces dernières décennies, sans idées nouvelles, on a encore démultiplié l’offre culturelle via les collectivités territoriales sans véritable cohérence. La culture n’est pas l’addition de plusieurs formes d’art, et de centres dédiés. Cette culture du zapping, s’est introduite dans nos usages de consommation de biens culturels. Un visiteur passerait en moyenne « 42 secondes devant un tableau au Louvre ». On est entré à l’ère de la « télécratie » où l’on a désappris à regarder au profit d’une réponse « consumériste » comme le décrit le philosophe Bernard Stiegler. On assiste également à un formatage généralisé des festivals, des lieux, des salles, depuis que pour des raisons administratives, on est passé à une logique programmatrice fonctionnant sur un système de « cases » censées toucher tous les publics. On privilégie la quantité, il faut en donner pour tous les goûts. Stiegler dit que le consumérisme culturel fonctionne comme toute addiction, « je consomme, et en même temps je déçois mon désir, qui est le contraire d’une pulsion ». Or il faut détourner la pulsion. Se projeter. Il faut réapprendre la patience, la lenteur, « reconditionner son désir ». L’exposition Une mer sans escale / Then silence you see, qui succède sur le fond à You Tube & Me, programmée en novembre au centre d’art de Royan, est une invitation au retour du silence et à la confiance, à la contemplation et la reconstruction de son désir à travers un voyage initiatique et mental.

7. Comment appréhendez-vous l’avenir artistique en France ? Quelles sont les solutions à mettre en place selon vous ?

L’économie de la culture telle qu’elle est actuellement ne peut plus continuer ainsi. Je partage l’idée que le monde artistique, « le monde de l’esprit » devrait réinventer une nouvelle figure, celle du contributeur, rendue possible aujourd’hui sur les réseaux internet, réseaux sociaux, associatifs mais s’avérant encore plus nécessaire au sein de la vie de notre cité. En ce sens, l’amateur d’art, l’amateur de culture devrait s’engager avec les acteurs politiques et culturels pour œuvrer à un nouveau type de projet culturel et industriel. En somme, Réinventer collectivement des formes de contributions entre le public, les artistes, les acteurs culturels et politiques. Aller vers un mode de coopération, de décloisonnement. Déléguer une plus grande partie de la médiation aux artistes, leur donner davantage de place dans la conception d’une politique culturelle. La culture n’est pas ce supplément d’âme qui rend le monde supportable, c’est le cœur d’un nouveau monde. Il faut recommencer à identifier les artistes inconnus mais inventeurs de l’époque nouvelle de l’art. Les conservatoires, les écoles ne doivent pas travailler pour le marché de l’art mais pour la société.

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